« L’école des vivants », cette nouvelle « zone d’expérimentation sociale terrestre et enchantée » fondée par l’écrivain Alain Damasio en compagnie d’un petit groupe, est située au bout d’une piste de graviers que de majestueux renards traversent de temps à autre. La piste part d'un petit village perché au-dessus de Sisteron et de la vallée de la Durance en contrebas.
Mais c’est à une autre vallée, bien plus connue et technologique, que le célèbre auteur de science-fiction, notamment de La Horde du Contrevent ou des Furtifs, a consacré son dernier livre, intitulé Vallée du Silicium (Albertine/Seuil).
L’idée à la fois simple et féconde était de confronter un écrivain de science-fiction à la Silicon Valley où s’invente une large partie de notre futur.
Si Alain Damasio signe ici son premier essai, on pourrait, comme il aime le faire, fusionner les mots et les concepts, et juger que le livre déplace les frontières entre la « fiction » et la « non-fiction » pour proposer ici une forme de « romanalyse » apte à sillonner un espace qui est autant un lieu réel qu’un réservoir d’imaginaire, autant un État d’Amérique qu’un « état d’esprit », ainsi qu’il l’écrit.
Le livre entre dans cet univers à travers des portes d’entrée concrètes : le siège social d’Apple, les voitures sans conducteur, la cohabitation à San Francisco entre les cadres surpayé·es de la tech et les « homeless » toxicomanes, ou encore la vie d’un homme bardé de capteurs et adepte du quantified self…
Mais l’ouvrage pratique des allers-retours constants entre ces réalités, les récits qu’ils alimentent, et les imaginaires utopiques et dystopiques qui les soutiennent. Le livre se conclut alors logiquement par une courte fiction, qui ne constitue pas une simple illustration de ce qu’on vient de lire, mais une projection, tout aussi hallucinée que matérialisée, du monde dessiné par la Silicon Valley en général et par l’intelligence artificielle en particulier.
Outre les sujets spécifiques qu’approchent les différentes chroniques réunies dans le livre, la puissance de cet essai tient à trois dimensions. D’abord la position d’Alain Damasio, qui, par son regard d’écrivain de science-fiction, nourri de prospective et d’une passion informée et lucide pour les technologies, nous permet de voir la Silicon Valley avec le recul nécessaire. Recul à la fois vis-à-vis de la fascination qu’elle exerce trop souvent ouvertement ou silencieusement. Mais recul aussi vis-à-vis d’une critique « très française » qui n’arrive à penser les machines et les technologies qu’à travers la dialectique du maître et de l’esclave, dans laquelle l’humanité serait toujours sous la menace d’être dépassée ou remplacée par ses créations devenues créatures.
Ensuite, la façon dont l’écrivain arrive, par ses formulations, à décrire à nouveau des éléments qui paraîtraient intuitifs ou déjà connus, mais dont on redécouvre sous sa plume le caractère vertigineux : l’avènement d’un « numiversel » dont les temples se trouvent en Californie, les « serf made men » qui la peuplent ou la façon dont nous avons désormais tendance à immédiatement donner notre langue au chat…